Banja Luka / Бања Лука (Bosnie-et-Herzégovine) – Jajce (Plivsko jezero) (Bosnie-et-Herzégovine)

 

 

Aujourd'hui dimanche. Diana et Nathan nous ont expliqué qu'ils ne devraient pas se lever très tôt mais qu'ils essayeraient de nous voir avant notre départ.

 

Nous nous réveillons à 7 heures 30. Petit-déjeuner version … camping dans la cuisine de l'appartement. Nous avons sorti le réchaud et notre nécessaire … vu qu'on ne sait pas vraiment se servir de leur cuisinière et trouver les ustensiles de cuisine.

 

Nous traînons au maximum en espérant leur réveil … qui ne viendra pas ! Je griffonne un petit mot en compilant les quelques phrases autres que bateau que je pourrais écrire en anglais. Nous partons alors tel.le.s des voleurs/voleuses même si nous n'avons rien emporté ! On équipe les vélos et hop ! Départ sous un grand soleil ! Journée Vrbas aujourd'hui. En effet, nous allons remonter la vallée au fond de laquelle coule cette rivière, jusqu'à Jajce dans un premier temps. Nous aurons alors tout le loisir de rechercher notre point de chute pour la nuit.

 

 

Depuis Banja Luka, une carte touristique du pays nous accompagne : des pictogrammes la couvrent : châteaux, ponts, refuges, nécropoles, thermes, stations de ski, sites archéologiques, camping, …

 

Le long de la Vrbas, deux dessins de raft viennent souligner l'importance de cette rivière pour cette activité. D'ailleurs, pour peu que l'on quitte la carte des yeux, l'on constate que des tribunes, des panneaux annonçant les arrivées et les départs des courses jalonnent la route que nous parcourons et qui longe consciencieusement le lit de la rivière. Elle n'a d'ailleurs pas d'autre choix ! La vallée est profondément encaissée, ce qui nous permet de parcourir ces premiers kilomètres à l'ombre et sans l'ombre d'un véhicule (mais cela n'a que peu de lien avec ceci). La vallée s'élargit juste avant Krupa na Vrbasu (Крупа на Врбасу). Nous nous y arrêtons pour acheter du pain : au moins, pas de prise de tête ou de questionnement interminable sur l'exemplaire à choisir. Nous n'avons le choix qu'entre une grosse miche de pain blanc et … une autre grosse miche de pain blanc. Le choix est vite fait !

 

Des touristes motorisés et "armés" de kayaks (sur les toits des voitures pour l'instant) sillonnent la route-rue du village. Malgré le fait que nous remontions la vallée, celle-ci nous paraît, depuis le départ de ce matin, bien plate. Rapide coup d’œil à l'altimètre : nous sommes monté.e.s de … 30 mètres environ !

 

A proximité de Bočac (Бочац), la vallée s'ouvre complètement sur des montagnes aux flancs cultivés avec, ça et là, quelque habitat plus ou moins regroupé. Nous longeons le lac du même nom juste avant de commencer véritablement l'ascension. Là, un barrage, ici, une ruine d'un ancien château. Nous nous arrêtons au sommet du petit col : une station-service d'un autre âge, un étal plein de casseroles, bassines, … en inox, cuivre, … attendent d'éventuels consommateurs/acheteurs. Quelques personnes s'affairent dans le moteur d'une voiture semble-t-il en panne. Et je me réjouis une fois de plus de me déplacer à vélo, ce qui limite grandement les interventions techniques ! C'est peut-être cela aussi l'idée de simplicité volontaire : n'utiliser que ce que l'on peut réparer. L'occasion aussi de se remémorer l'adage jouissif le JB Pouy selon lequel des choses simples sauveront le monde, à savoir les patates, le rock (je préfère le punk !), les vaches et … le vélo !

 

Longue et belle descente qui nous permet de retrouver la Vrbas, notre compagne du jour, qui présente maintenant, non plus l'image d'une rivière impétueuse, mais celle d'une succession de barrages et de lacs artificiels.

 

Vue de loin, la surface de l'un d'eux nous interpelle. Qu'y voit-on ? De la mousse ? Des bouteilles ? A mesure que nous nous approchons, la réalité nous saute au visage. Carrément. Toute la surface du lac n'est qu'un tapis de bouteilles plastiques multicolores. Nous n'en croyons pas nos yeux. On serait en France, on pourrait prendre cela pour le résultat d'une performance d'artiste contemporain. Du land-art version destroy : un mélange de Goldworthy et de Ben, par exemple. Mais nous supputons que ça n'est pas le cas ! Juste une pollution humaine ? Et si c'était quand même de l'art ?

 

Cela m'aura au moins permis de rejoindre Karin qui s'était arrêtée pour "admirer" le spectacle. Nous nous serons peu vu.e.s, peu parlé aujourd'hui.

 

Sur ces interrogations d'ordre écologico-esthétique ou esthético-écologique, nous décidons de nous arrêter là pour entamer le pain (… la grosse miche de pain blanc qui m'alourdit bien depuis ce matin), pain accompagné du reste des victuailles ! Un barrage hydroélectrique en face de nous. A gauche de la route, la guérite dans laquelle deux gardiens … gardent ; à droite, où nous avons cessé notre progression, un bâtiment abritant un générateur électrique. C'est sur les marches y menant que nous installons le "coin pique-nique".

 

Évidemment, un des gardiens accourt pour nous interdire de nous asseoir là. Trop dangereux à cause des risques électriques. Après quelques minutes de palabres en anglais pendant lesquelles nous essayons de lui expliquer que nous n'avons aucune envie de nous suicider, il consent à revenir sur sa décision péremptoire … sous la condition que nous restions sur les trois marches les plus basses.

 

J'ai juste le temps d'admirer une énorme et magnifique sauterelle aux reflets irisés, verts et rouges, avant que l'orage n'éclate. Oh ! Pas le gros orage d'été mais l'orage qui ne dit pas son nom, qui avance à pas feutrés et qui déverse juste de quoi bien mouiller les impétrants qui persistent à rester à découvert.

 

Voyant cela, notre gardien procédurier (pléonasme sûrement) retraverse la route et nous propose … de prendre le café avec lui et son collègue ! Turc ou espresso, le café ? Turc, sans hésiter ! Comme nous avons entendu parler du café bosniaque, nous nous enquérons de la différence. En fait, il n'y en n'a pas : le café bosniaque est un café turc … moins bon puisque le café utilisé est de moins bonne qualité. Je ne fais que répéter ce qu'il nous a dit : il est bosniaque, moi pas !

 

C'est ici le premier de cette année après les si nombreux de l'année dernière. Ah ! Quand on y a goûté !!!!

 

Je me remémore alors un des premiers cafés turcs l'année dernière. Un moment inoubliable ! Nous attendions le bac qui nous ferait traverser le Danube jusqu'à Ram, environ 70 kilomètres à l'Est de Belgrade aux confins de la Serbie et de la Roumanie. Ecrasé.e.s de chaleur, nous ne savions pas encore, devant nos cafés fumants, que nous allions vivre un moment irréel, hors du temps.

 

Le bac, composé d'une barge en bois sur laquelle prenaient place les véhicules et d'une "excroissance" motorisée servant à la propulsion, le bac donc, prenait une vingtaine de minutes pour traverser ce Danube si large à cet endroit que l'on pouvait s'imaginer au milieu de la mer (pour peu que l'on admette qu'une mer ait un milieu !). Nous ne ressentions aucun soubresaut dû au moteur, nous nous serions cru sur un tapis volant en route vers des contrées orientales rêvées et idéalisées.

 

 

Plus terre-à-terre (pas de bac, pas de fleuve, pas de mer) cette année, nous assistons, ébahi.e.s, à la préparation du café turc. Le café, l'eau froide et le sucre dans la petite casserole en cuivre prévue à cet effet, la retirer du feu juste au moment de l'ébullition, retirer la mousse du dessus à la petite cuillère puis la répartir équitablement dans chacune des tasses et recommencer l'opération plusieurs fois. Enfin, servir le liquide brûlant.

 

Notre hôte, tout en concentration et en fierté, nous sert alors le meilleur café du monde … qu'il était possible de préparer dans une guérite de 5 mètres carrés au-dessus d'un barrage, non loin de Jajce, en Bosnie.

 

Nous savourons tout en discutant de choses et d'autres en anglais : les bouteilles dans le lac : déplorables mais c'est comme ça. Les horaires de travail : des astreintes de 12 heures. Le travail : mesurer de temps en temps la hauteur du lac et téléphoner le résultat à des personnes chargées de réguler sa hauteur en fonction de la quantité d'électricité à produire. La télé : allumée en permanence sur des feuilletons américains ou de la télé-réalité.

 

L'émission que nous regardons d'un œil propose à des candidats de dépenser le plus utilement possible une certaine somme d'argent (10 000 dollars si je me souviens bien) dans un laps de temps imparti.

 

Les deux gardiens nous apprennent que c'est comme cela qu'ils améliorent leur anglais (tout est en version originale sous-titrée en bosniaque). L'un d'eux a même appris l'allemand grâce aux dessins animés de son enfance !

 

Nous reprenons du café et quelques gâteaux que l'on nous propose.

 

Une belle tranche de vie partagée.

 

 

Tromper l'ennui. Une expression que nous ne connaissons pas (ou rarement) lors d'un voyage à vélo. Par contre, nous sommes sûr.e.s que pour ces deux gardiens, isolés au milieu de nulle part, l'ennui fut trompé !

 

 

La vallée devient à nouveau encaissée et, comme je l'avais lu précédemment, propose quelques tunnels non éclairés. Voici d'ailleurs le premier. Légèrement en courbe, nous ne pouvons voir sa sortie, aussi décidons-nous de stopper avant l'entrée et de nous équiper afin d'assurer notre sécurité : placer la lampe rouge sur le sac à l'arrière du porte-bagage et farfouiller dans une des sacoches (mais laquelle est-ce, bon sang ?) pour trouver la lampe frontale et la positionner à l'avant. Dix minutes plus tard, notre installation électrique étant validée par la commission sécurité (nous-mêmes en l'occurrence), nous avançons de quelques mètres pour constater que … la fin du tunnel est juste là, environ 100 mètres après l'entrée !!! Les lumières sont évidemment inutiles, cela nous servira de leçon !

 

Comme quoi, il vaut peut-être mieux, de temps en temps, ne pas hésiter à se lancer plutôt que de tergiverser à s'entourer de mille précautions qui s'avéreront inutiles. Une leçon de vie !

 

D'autres tunnels se succèdent (Barevo I, Barevo II (Барево)), mais nous ne nous laissons plus prendre !

 

Des églises catholiques post-modernes (du genre Le Corbusier du pauvre) en (re ?)-construction près de la route terminent d'embrouiller notre image des religions du pays, puisque nous venons de quitter la Republika Srpska pour la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine, majoritairement musulmane.

 

Dernière petite côte et nous atteignons un point de vue magnifique sur Jajce.

 

Cette petite commune, fondée au XIVe siècle, fut la capitale du royaume de Bosnie dont elle garde des fortifications, des portes et un château. C'est également là qu'au cours de la Seconde Guerre Mondiale la réunion du Conseil anti-fasciste de libération nationale de Yougoslavie posa les bases de la future République fédérale socialiste de Yougoslavie.

 

 

Nous assistons, depuis notre parking de fortune, au manège incessant d'une vieille femme traversant la route les mains vides, s'enfonçant dans les bois et revenant les bras chargés de bûches et de branches. Nous sommes en juillet mais l'hiver est proche … semble-t-il !!!

 

Entre nous et la ville, une gorge profonde dans laquelle coule la Vrbas. Non loin de là, la confluence avec la Pliva dont nous captons juste le murmure des chutes. Ces chutes impressionnantes que nous aurons l'occasion d'admirer quelques minutes plus tard …

 

Encore une fois, le ciel s'obscurcit tel un couvercle noir sur une casserole trop chaude. Nous choisissons d'aller nous installer rapidement au camping que nous avons repéré. Juste le temps d'arriver, de se mettre à l'abri sous un auvent bienvenu et … toutes les vannes du ciel semblent s'ouvrir d'un coup au même endroit … celui au-dessous duquel nous nous trouvons. Encore une fois !

 

Nous en profitons pour allonger la liste déjà longue des bières insipides : celle-ci s'appelle la Sarajevsko.

 

La pluie ayant cessé, nous décidons qu'il est grand temps de monter la tente. Un lac tout proche (et tout propre celui-là !), les verts plus ou moins tendres des montagnes environnantes : une certaine plénitude semble nous gagner ce soir. Le couvert nuageux nous oblige à éclairer notre repas du soir à la lampe frontale … avant qu'une nouvelle averse ne donne le signal d'un rapatriement ultra-rapide sous le toit des sanitaires.

 

Un groupe de jeunes que nous supposons de la ville, venu.e.s manger ici (quelle drôle d'idée !) sont sur le départ. L'un d'eux, certainement ému par nos mines défaites et tristes, nous offre les parts de pastèque qu'ils n'ont pas terminées en nous souhaitant un bon appétit. Super ! De la pastèque ! C'est si rare ! Effectivement, la pastèque correspond exactement à l'archétype de l'aliment que l'on ne peut transporter lors d'un voyage à vélo : volumineuse et lourde si elle est entière ou alors dégoulinante et collante si elle est déjà coupée. Pour toutes ces raisons, nous la savourons sans retenue d'autant plus qu'elle nous a été offerte … et que les quelques étoiles maintenant visibles dans le ciel nous invitent à la méditation. Chose d'autant plus facile à présent que nous avons le ventre plein. La suite va de soi : retour dans la tente pour un repos bien mérité.

 

 

 

Jajce (Plivsko jezero) (Bosnie-et-Herzégovine) – Travnik (Bosnie-et-Herzégovine)

 

 

Ah oui ! J'allais oublier : Jajce veut dire "petit œuf". Nous n'avons rencontré personne qui aurait pu nous expliquer l'origine du nom de la ville. Des poules pondeuses en petite forme, des nains qui perdent tous leurs cheveux, une petite ville endormie au fond de son nid douillet, … ?

 

Il faut dire que nous n'avons pas non plus trop cherché. C'est si séduisant, le mystère ! Pourquoi vouloir toujours tout expliquer ? Pourquoi vouloir nommer les fleurs que nous rencontrons ? A quoi bon connaître tout l'historique des lieux, leurs personnages célèbres, … ?

 

 

Ciel bas et gris encore une fois. Des lambeaux de nuages courent le long des crêtes et semblent s'amuser à se faire chatouiller par les cimes des arbres. Mais la magie n'opère plus vraiment, depuis le temps : à quand un nouveau réveil sous un ciel bleu cristallin avec les premiers rayons du soleil venant lécher la tente ? Je rêve d'être réveillé par la douce chaleur matinale d'un soleil nous disant : "Allez ! Hop ! Profitez vite des heures lumineuses que je m'escrime à vous offrir."

 

Pour ce matin, c'est encore raté ! Marre ! Vraiment !

 

 

Une étude attentive des deux cartes pas suffisamment précises à notre disposition n'a pas résolu le "problème" qui se pose à nous aujourd'hui. Et quel "problème" ! Deux routes mènent à Travnik depuis Jajce. La plus importante, la M5, passe par Donji Vakuf et étire, en tant que route importante, son trait cartographié en rouge sur 75 kilomètres de vallée. L'autre, sans numéro, franchit le col Karaula à 1179 mètres d'altitude pour rejoindre Travnik après une cinquantaine de kilomètres. Sur l'une des cartes, cette route (?) est repérée en jaune, ce qui signifie : "route secondaire", sur l'autre, elle est … moyennement jaune moyennement inexistante !

 

Que choisir ? Desproges aussi se posait tout un tas de questions de cet ordre. Fromage ou dessert ? Résistance ou collaboration ? Bourgogne ou Bordeaux ? La Gauche ou Mitterrand ? Toujours ces choix qui pimentent nos vies de la naissance à la mort : la tétine ou le téton ? Le chêne ou le sapin ?

 

Plus prosaïquement : la route rouge, longue mais sûre ou la petite route jaune … peut-être inexistante ?

 

Évidemment, la petite jaune nous tente mais nous allons chercher à confirmer ce choix auprès des autochtones.

 

A la réception du camping, on nous fait comprendre en mauvais anglais (pas celui qui est mal parlé, celui que l'on ne comprend pas!) que la route n'est pas goudronnée tout le long mais qu'elle est parfaitement praticable et donc cyclable. Notre décision est prise.

 

Les premiers hectomètres, bucoliques le long de la Pliva, nous permettent de nous persuader que nous allons prendre, que nous avons pris la bonne décision.

 

Sortie de Jajce. Nous manquons de rater la bifurcation à gauche, vu l'étroitesse de la route et l'absence de panneau indicateur.

 

Un doute nous assaille. Je rentre dans l'épicerie du coin de la rue et demande confirmation, à nouveau, sur la destination de cette "route" : "Oui, oui ! Pas de problème ! C'est bien celle pour Travnik." Quelques hectomètres plus loin, une automobile immatriculée en Autriche sort d'un chemin. Karin, en allemand, demande au chauffeur, expatrié bosnien revenu ici pour les vacances, une dernière fois confirmation : "Ja, ja ! Schöne Straße !" Inutile de traduire.

 

C'est parti !

 

Trois kilomètres parcourus et déjà plus de goudron ! Première rampe caillouteuse. Pas du petit gravier non, des gros cailloux charriés ici par les nombreuses pluies d'orage que l'on rencontre dans ces endroits montagneux. Nous devons mettre pied à terre et pousser les vélos. Nous espérons juste qu'il n'en sera pas ainsi tout au long des 17 kilomètres d'ascension restants !

 

Heureusement, la pente se fait plus douce et le terrain passe du caillouteux au sablonneux. Une camionnette nous double, on croise une voiture. D'où viennent-elles ? Où vont-elles ? Mystère.

 

Nous traversons un hameau en ruine. Une maison sans toit et aux murs dévastés semble toutefois habitée : des enfants jouent dans la boue et, aidé d'une fourche édentée, un homme retourne du fumier. Nous nous faisons signe. Un peu d'humanité partagée comme quoi nous faisons partie quand même du même monde.

 

Quelques hectomètres plus loin, nous apercevons devant nous une silhouette marchant le long de ce que nous ne pouvons plus depuis longtemps appeler une route. A mesure que nous nous approchons, nous distinguons le sac à dos puis le treillis militaire. Peut-être pourrons-nous discuter un instant afin de tromper la monotonie de cette piste au milieu des champs et des bois ?

 

Nous ayant certainement entendu mais sans toutefois se retourner, l'homme oblique rapidement, telle une bête sauvage éblouie par les phares d'un véhicule, pour disparaître dans les bosquets avant que nous arrivions à sa hauteur. Et tout un tas de suppositions saugrenues nous viennent à l'esprit …

 

Nous les oublions bien vite et continuons l'ascension. Nous sommes maintenant en forêt, seul.e.s et pas vraiment sûr.e.s de ce que nous allons trouver plus loin ! La forêt s'efface à présent devant une prairie d'altitude sur laquelle ont pris place quelques maisons qui forment le village de Krezluk : les toits comme de petites nappes rouges sur fond vert. Un homme est assis sur le seuil de l'une d'elle et nous regarde passer. Plus loin, quelques vaches broutent le long du chemin. Plus haut, un berger rappelle son chien qui court dans notre direction. Il nous renifle (le chien, pas le berger!) et décide de nous accompagner, exubérant et ravi, en galopant frénétiquement. Il semble si heureux de prendre part à notre voyage ! Nous imaginons à plaisir que cet événement vient égayer sa vie de chien, suite de journées toutes semblables, toutes identiques. Nous pédalons, nous pédalons, il court, il court de concert. Nous entrons à nouveau dans la forêt maintenant. Une bifurcation rendue peu claire par l'état des panneaux indicateurs en bois vermoulu nous enjoint de continuer tout droit. C'est notre boussole interne qui nous guide maintenant !

 

A nouveau, un homme marche sur le chemin. Est-ce le même ? Impossible ! Pourtant, nous observons le même manège. Sans se retourner (et donc sans voir ce qui arrive et sans montrer son visage), l'homme, nous ayant entendu, pénètre rapidement dans les bois hors de notre vue.

 

Nous ne pouvons nous enlever de la tête les lignes que nous avons lues sur ces "malades de la guerre" : des ex-soldats de la guerre des Balkans qui sont devenus inaptes à vivre dans "notre" monde et qui ont choisi une toute autre vie loin de celui-ci.

 

Mais peut-être n'était-ce que deux cueilleurs de champignons qui ne souhaitaient vraiment pas dévoiler leurs zones de ramassage ? Qui sait ?

 

Maintenant, le sol est tellement boueux que nous ne pouvons plus pédaler. La piste a été retournée par des engins forestiers de débardage à l'approche d'une zone de coupe. De part et d'autre de la piste, des petites pancartes à tête de mort rouge préviennent du danger causé par les mines se trouvant encore dans cette zone.

 

Tant bien que mal, nous poussons les vélos chargés et englués. Au sortir de la zone, deux hommes d'un âge certain sont en train de discuter. Pas de véhicule à proximité. Mais que font-ils ici, perdus dans la forêt, loin de tout et de tous ?

 

Malgré les difficultés de communication, nous nous faisons confirmer la direction de Travnik. Il ne faudra pas rater la bifurcation à droite !

 

Et nous ne sommes toujours pas au sommet ! Nous y avons cru tout à l'heure alors que la piste commençait légèrement à descendre … mais elle descendait pour mieux remonter !

 

Voici la bifurcation à droite dont les deux vieux nous ont parlé. Travnik est indiqué sur un panneau de bois. Dernière rampe que nous parcourons à pied et nous arrivons enfin au sommet. La vue se dégage sur des vallées, des montagnes, … Nous stoppons là et savourons.

 

 

Une grande prairie cernée sur trois de ses côtés d'une clôture de fil de fer barbelé et balayée par un vent plutôt frais. L'endroit idéal pour se restaurer du peu que nous possédons. Nous sommes seul.e.s, évidemment ! Qui viendrait à passer ici sinon quelque personne en quête de solitude (et de plénitude) ou alors quelque individu fuyant la justice implacable des hommes (implacable … pour peu qu'elle ne s'applique pas aux puissants !) ?

 

 

Après avoir fait les pleins, plein de sensations visuelles, plein de nourritures … terrestres, plein d'émotions, nous reprenons la piste qui, maintenant, joue les montagnes russes parmi d'agréables jardins potagers qu'il nous est surprenant de croiser, loin de tout et à cette altitude. Nous essayons de slalomer entre les flaques mais il faut se rendre à l'évidence ; la seule option est de descendre de vélo pour le pousser à travers champs et ainsi éviter des ornières gigantesques remplies d'eau. Nous frôlons d'immenses tas de paille érigés autour de mâts verticaux. Ici, pas de bottes, pas de rouleaux de paille, pas de séchoirs comme ceux rencontrés en Slovénie ; on entasse, on entasse !

 

Nous croisons un paysan sur son tracteur d'un autre âge, pétaradant et éructant (le tracteur, pas le paysan qui, lui, nous gratifie d'un grand bonjour) tout ce qu'il peut. De sombres volutes de fumée accompagnent sa pénible et escargotesque ascension de la pente que nous commençons à descendre maintenant. Après les flaques, ce sont à présent les bouses de vache que nous cherchons à éviter.

 

L'état de la piste empire : nous craignons qu'elle se termine laconiquement dans la cour d'une ferme car nous apercevons maintenant les premières maisons de ce qui semble être, d'après notre carte trop imprécise, le village de Čosići.

 

 

Quelques maisons et le goudron réapparaît. Nous sommes soulagé.e.s. Il eut été bien pénible (et périlleux pour le matériel) de devoir descendre une piste telle que celle que nous venons de gravir.

 

Devant nous, Vlašić, massif montagneux réputé tout autant pour ses fromages que pour sa station de ski.

 

La descente est rapide, il nous faut être prudent.e.s afin d'éviter ici un enfant qui joue et ne nous entend pas arriver, là un chien qui, lui, ne joue pas (ou alors à aboyer) mais qui ne nous entend pas non plus !

 

Voici Turbe. Carrefour avec la route M5 que nous aurions pu prendre dès Jajce. Mais nous ne regrettons décidément pas notre raccourci. "Schöne Straße", effectivement !!!

 

Quelques kilomètres plus loin, nous entrons à Travnik, ville dont l'évocation du nom résonne à nos oreilles … sans trop savoir pourquoi d'ailleurs !

 

Est-ce le fait que cette ville passa à la postérité sous le règne ottoman puisque le Grand Vizir s'y installa et qu'on la surnomma "l'Istanbul de l'Europe" ?

 

Est-ce le fait qu'on y fit construire une forteresse au temps de sa puissance ottomane ?

 

Est-ce le fait qu'Ivo Andrić, prix Nobel de littérature et auteur, entre autres, de Le pont sur la Drina et Les chroniques de Travnik, y vécut (après être né tout près d'ici à Dolac), ?

 

Est-ce le fait qu'elle attira, au début du XIXe siècle, de nombreux diplomates (dont français et autrichiens comme l'a raconté Andrić) et commerçants ?

 

Est-ce le fait que la mosquée de la ville (avec marché couvert sous arcades au rez-de-chaussée), connue populairement sous le nom de Šarena džamija ("la mosquée colorée"), soit l'un des joyaux de l'art islamique dans les Balkans ?

 

Est-ce le fait que cette ville représente l'image parfaite de l'ex-Yougoslavie, qui est passée d'une société multi-ethnique et multi-confessionnelle à un puzzle où le "mono-" (ou "quasi mono-" ) a remplacé le "multi-" ?

 

Ou alors, est-ce tout simplement le fait que ce nom, comme beaucoup d'autres, a rempli nos imaginaires au long des quelques soirées plongé.e.s sur ou dans les cartes ?

 

 

Certainement un peu de tout cela ! En tout cas, l'entrée en ville a quelque chose d'euphorisant … d'autant plus que l'atmosphère qui y règne semble ajouter une pincée de mystère. Tout est calme, peu de monde dans les rues, pas de circulation, ... mais d'un calme tel que celui qui annonce la tempête … Même les oiseaux font silence ...

 

Nous empruntons la rue principale, laissons à notre gauche le sanctuaire bogomile des vizirs, le centre commercial à notre droite et découvrons alors la fameuse mosquée peinte.

 

Se poser et se laver avant de parcourir la ville. Un premier hôtel … bien trop cher pour nous ! A force de chercher, nous trouvons une chambre agréable au-dessus d'un restaurant. Nos vélos auront la salle des mariages pour eux seuls. Le grand luxe !

 

 

Travnik occupe le fond d'une vallée et se trouve donc entourée de collines plus ou moins hautes.

 

Sur l'une d'elles, la forteresse ottomane veille sur la ville. Mais ce qui surprend avant tout dès que l'on prend un peu de hauteur, c'est la profusion de minarets disséminés un peu partout dans la ville comme autant de bougies sur un gâteau d'anniversaire. Ce sont aussi, stigmates d'un passé qui est si proche que l'on pourrait l'appeler 'hier', des stèles blanches couvrant la majorité des collines : stèles érigées ou juste plantées peut-être à la hâte durant la guerre des Balkans et dont certaines commencent à pencher dangereusement, comme si le poids de ce qu'elles représentent était trop important. '1992', '1993', '1994' : telles sont les années le plus souvent gravées sur ces témoins d'un monde, d'un pays qui se sont écroulés.

 

Je ne sais plus où j'avais lu que, pour montrer l'absurdité de la guerre en Ex-Yougoslavie, il suffisait de se demander comment trois grands pays auraient pu naître d'un seul petit ?

 

 

Promenade dans la ville, montée au château. Des enfants rieurs jouent au ballon dans les rues en pente, de rares touristes se font prendre en photo. Le soleil tarde à perdre de la hauteur comme s'il cherchait à prolonger pour les humains ces derniers instants de calme. En effet, nous sommes en plein mois de Ramadan, la vie diurne s'écoulant au ralenti.

 

Mais le jeûne va bientôt être rompu. Le boulanger s'affaire à sortir du four les derniers pains ronds et à les installer, exercice d'équilibre périlleux, sur une immense planche toute en longueur qu'un "porteur" aguerri viendra chercher pour approvisionner les boulangeries de la ville. Le signal du "réveil". Les queues s'allongent devant les-dites boutiques : toutes générations confondues, la ville est dehors attendant d'acheter l'élément essentiel du repas vespéral.

 

Le nôtre avalé, nous arpentons la ville, nous mêlant aux autochtones, humant l'ambiance si particulière de cette ville devenue comme une ruche frénétique.

 

Au-dessus de la ville, s'élève Vlasič, le massif montagneux attirant les skieurs en hiver. Pour nous, pas de ski évidemment mais la découverte du vlasičski sir. Le fromage local. Ce fromage (principalement à base de lait de brebis) est également appelé "fromage de Travnik". Un vrai régal. "Enfin !" Serait-on tenté de dire, lassé.e.s que nous sommes d'avoir eu à goûter (ou "subir" plutôt) des fromages plus insipides les uns que les autres depuis le début du voyage.

 

Une dernière bière "Sarajevsko temno točeno" (c'est-à-dire une bière brune à la pression de la marque Sarajevsko) savourée dans le bar occupant une des parties de la maison dans laquelle a vécu Ivo Andrič (aurait-il apprécié cette transformation ?) vient clore cette délicieuse journée … imprévisible et réjouissante, réjouissante parce qu'imprévisible.

 

 

 

Travnik (Bosnie-et-Herzégovine) – Sarajevo (Bosnie-et-Herzégovine)

 

 

Lever aux aurores ce matin. Même avant elles d'ailleurs ! Rituels immuables que constituent le petit-déjeuner (la recharge en carburant pour la route), la toilette (toujours sommaire et rapide, ce sera plus rigoureux ce soir … peut-être), le rangement des affaires (la nourriture ici, les vêtements là, le coupe-vent imperméable pas trop loin, on ne sait jamais, les derniers jours nous ont appris la prudence) et un dernier coup d’œil sur la partie de carte du jour, histoire de lister les villes que l'on pourra traverser, les lieux où l'on pourra s'approvisionner, … et toutes les cités que l'on ratera en se disant qu'elles deviendront dès lors autant d'objectifs pour un prochain voyage ! C'est ce qui s'appelle de l'auto-alimentation ! Plus nous voyageons, plus nous avons envie de voyager puisque nous découvrons alors qu'il existe des endroits vers lesquels nous ne sommes pas encore allé.e.s.

 

Les roues tourneront donc toujours … comme elles tournent ce matin, éoliennes aux 32 rayons, sans effort, vent dans le dos, aux abords de Novi Travnik.

 

Aujourd'hui, notre route, tout au moins pour les premiers kilomètres, accompagne le cours de la Lašva. Une rivière de plus ! Nous traversons Vitez (ou plutôt sa zone commerciale) et atteignons Kaonik où nous aurions dû tourner à droite pour Kiseljak.

 

Sont-ce les résidus de l'euphorie d'hier, le léger vent arrière qui transforme – quasiment - les kilomètres en hectomètres, la ville de Sarajevo qui nous attire tel un aimant trop puissant ? Toujours est-il que je rate la bifurcation. Karin me suit … Après quelque 5 kilomètres, nous arrivons à deux confluences : celle de la Lašva qui se jette dans la Bosna et celle, plus utile pour nous qui ne voyageons pas en bateau, de notre route avec l'axe important reliant Zenica et Sarajevo.

 

Problème ! Un énorme panneau indique que nous pénétrons sur une route pour automobiles (ce que ne précisait pas notre carte) et que, par conséquent, elle est interdite aux véhicules tels que les bicyclettes, les tracteurs et les charrettes hippomobiles.

 

Que faire ? Revenir en arrière ? Continuer ? Si bref soit-il (ici ce ne sont que 5 kilomètres), un retour en arrière peut (doit ?) toujours être considéré comme une sorte de renoncement, aussi décidons-nous de continuer …

 

La carte indique clairement qu'à partir de Kakanj, soit dans 17 kilomètres maintenant, notre route pour automobiles se transforme en … autoroute : une vraie, une grande, avec terre-plein central, bande d'arrêt d'urgence, et tout et tout … La preuve vivante que la Bosnie-et-Herzégovine poursuit le chemin glorieux du tout-automobile et du tout-camion comme modèle de développement.

 

La route est large, la circulation, à notre grande surprise et pour notre quiétude du moment, quasiment inexistante. En tout cas, pas de quoi perturber le profond sommeil (on les aurait cru morts, mais non !) de deux chiens couchés sur le flanc à environ … cinquante centimètres du ruban goudronné !

 

Telle un glouton avide, l'autoroute grignote, grignote, grignote la route sur laquelle nous circulons si bien que celle-ci s'est transformée en une immense zone de chantier. Une piste caillouteuse, sablonneuse, zigzagant au milieu des bouts de goudron éventrés car trop vieux. On s'arrête pour obtenir quelques informations sur la suite du trajet. Le personnage qui semble jouer le rôle du chef de chantier (même s'il se déplace en Fiat Panda !) nous assure que nous pouvons continuer et que nous pourrons sortir avant le véritable début de l'autoroute. Nous pourrons également poursuivre notre périple en empruntant une petite route inconnue de ma carte mais parallèle à l'autoroute.

 

Ouf !!! Effectivement, nous préférons les petites routes bucoliques bordées de fleurs multicolores et odorantes, serpentant près des méandres d'une rivière poissonneuse et permettant de rencontrer des "vrais" gens de la "vraie" vie plutôt que d'emprunter de grands axes froids et impersonnels … même si nous n'avons quelquefois pas le choix !

 

Et je me souviens de notre rencontre avec Igor l'année dernière à Indjija, dans cette région située au nord de la Serbie que l'on nomme la Voïvodine, Igor qui travaillait (peut-être y travaille-t-il encore d'ailleurs ?) à Belgrade à 40 kilomètres de là et qui, pour s'y rendre, empruntait souvent l'autoroute sur son vélo couché !

 

Je me souviens aussi de notre arrivée épique à Istanbul l'année précédente : nous avions emprunté une autoroute bruyante et surchargée sans étonner le moins du monde le préposé de la gare de péage ! Quel peur quand nous étions obligé.e.s de couper la route aux véhicules sortant alors que nous devions continuer tout droit !

 

Je me souviens, je me souviens et … voici les premiers panneaux de l'autoroute. Il nous faut sortir maintenant mais la première sortie est indiquée à 500 mètres. Aucun souci à première vue … si ce n'est que deux voitures de police sont arrêtées juste en face de nous, de l'autre côté de la voie. Les gendarmes gendarment, ils nous ont vu.e.s !

 

 

Partant du principe que l'on évite bien des problèmes à rester loin de telles personnes, nous décidons de quitter la route avant de pénétrer sur l'autoroute … ce qui signifie descendre un talus rocailleux et pentu d'environ 2 mètres de haut.

 

Nous n'avons d'autres solutions que de démonter les sacoches et de commencer à les descendre une par une. C'est alors qu'un coup de sifflet strident retentit : l'un des flics nous fait de grands signes pour nous inviter (obliger ?) à prendre la sortie suivante. Tout juste des mercis timides et inaudiblesmême si cette aide gendarmesque nous simplifie grandement le trajet !

 

Ah ! Qu'elle est agréable quand même cette propension à ne pas respecter à la lettre tous les interdits contrairement à ce que l'on vit en Europe Occidentale (qui s'arrête où d'ailleurs ?) !

 

 

 

Les faubourgs de Kakanj. Nous nous arrêtons au bord de la route pour choisir (un peu au hasard, il faut bien le dire) la bonne direction. Sur un pont, au-dessus des voies de chemin de fer, deux hommes en voiture stoppent à notre hauteur, s'enquièrent de nos besoins et nous indiquent la route à suivre. Un peu plus loin, Karin demande confirmation à un homme dans une grosse berline allemande (il nous apprendra qu'il est bosniaque mais vit et travaille en Allemagne … comme beaucoup). Pas de soucis, nous sommes sur le bon chemin … Nous suivons à la lettre les indications données tant et si bien que nous terminons … dans une cour d'usine !

 

Après quelques atermoiements, demi-tours et circonvolutions, nous réussissons enfin à quitter la ville à laquelle nous associerons dorénavant des images d'usines sidérurgiques et de mines.

 

Kakanj restera également une étape symboliquement importante car mon compteur est formel : nous parcourons en ce moment notre millième kilomètre. Mille kilomètres depuis ce matin pluvieux à Bruneck. Nous sommes plus vieux de 16 jours, 16 jours seulement, serais-je tenté d'ajouter. Tant de sensations, tant de découvertes (sur les autres, sur soi, sur les lieux) !

 

Cela vaut bien une photographie : nos deux vélos au premier plan et en arrière-plan une gigantesque centrale thermique, ses deux cheminées pointant vers le ciel et sa myriade de câbles électriques partant en tous sens. Deux gros stylos traçant des infinités de lignes comme autant de trajets possibles sur Terre. Il suffit de se lancer …

 

Nous suivons maintenant l'un de ces câbles, l'une de ces lignes parcourant la Terre en longeant la rivière Bosna et l'autoroute A1. Une joie véritable mais toutefois retenue (je ne saute pas encore de joie sur la selle) m'envahit à présent : je viens de réaliser que nous n'aurons pas d'autres choix que de passer par Visoko !

 

Mais quel intérêt peut-il bien y avoir à se rendre à Visoko, ville certainement inconnue à la plupart des personnes vivant hors de Bosnie ?

 

 

Visoko est célèbre pour sa … pyramide ! On ne rigole pas ! Un (pseudo- ?) archéologue bosnien s'est donné pour but de démontrer que cette pyramide (qu'il a nommée "la pyramide du Soleil"), plus haute que celles d'Egypte, date d'environ 12 000 ans avant notre ère. Il est vrai qu'en approchant de la ville, on ne peut être qu'étonné.e devant ce que l'on doit, pour l'instant, appeler une colline (puisque recouverte de forêt) mais qui présente une forme pyramidale à base carrée absolument parfaite.

 

L'image de cette pyramide est partout : sur les armoiries de la ville, sur des autocollants, sur les devantures des vitrines. Des visites sont organisées (même s'il n'y a pas grand chose à voir), des conférences apportent la caution scientifique nécessaire à de telles assertions et le commerce local cherche à profiter de cette toute jeune notoriété qui n'a pas encore (mais cela va sûrement venir) déclenché l'afflux de touristes espéré.

 

En ce mardi de début août, ce n'est pas tant cette pyramide que le marché qui nous attire. D'ailleurs, histoire de casser ou du moins d'ébranler le mythe, j'apprendrai plus tard que les chasseurs-cueilleurs vivant en ce lieu il y a 12 000 ans auraient été bien incapables de construire un tel édifice et que les souterrains découverts sont en fait des tunnels miniers médiévaux. Dommage ! Nous aurions bien voulu croire à cette pyramide gigantesque au milieu de nulle part. Mais qui sait ? Un jour peut-être … ?

 

 

Le marché, lui, bat donc son plein pour une clientèle que nous supposons avant tout locale. Poussant nos vélos chargés, nous progressons bien lentement, ce qui nous permet de jeter un œil à la fois distrait et attentif sur les étals. Distrait car cherchant à saisir toutes ces couleurs, ces formes dans leur ensemble mais aussi attentif, à la recherche de ce qui pourra rapprocher ce marché de ceux que nous connaissons ou alors, au contraire, de ce qui le singularisera.

 

Un peu plus tard, nous pique-niquerons entre un stand de fruits et légumes et une église. De l'herbe, quelques marches d'escalier sur lesquelles s'asseoir : l'endroit idéal pour se restaurer et regarder battre la vie dans cette petite ville du centre de la Bosnie.

 

Comme "notre" escalier constitue un passage (heureusement peu fréquenté), nous sommes amené.e.s à nous translater en échangeant systématiquement des amabilités avec des personnes décidément bien sympathiques.

 

Une des vendeuses de l'éventaire voisin, une dame âgée toute vêtue de noir, nous offre deux nectarines en guise de dessert. Le timing est si parfait que j'en arrive à croire qu'elle nous a observé.e.s tout au long du repas. Retour au marché pour le traditionnel café post-repas. Encore environ 35 kilomètres et nous atteindrons le cœur de Sarajevo. Les Jeux Olympiques, la guerre, les snipers, le blocus, la République de Pale, … Autant de pierres angulaires qui viennent marquer de manière indélébile le souvenir de cette ville dans ma mémoire.

 

La lecture de Le jardinier de Sarajevo, recueil de nouvelles de Miljenko Jergovic, avait aussi attisé ma soif d'en voir, d'en savoir plus sur cette ville.

 

 

Le café bu depuis longtemps, il nous "faut" repartir. En fait, il ne nous "faut" pas repartir, nous avons juste envie de repartir, de faire la route après avoir humé (voire volé) un peu d'une ambiance, de vies qui nous étaient totalement étrangères il y a peu. Peut-être d'aucuns pourraient-ils nous considérer comme des voleurs prenant la fuite, leur forfait commis ?

 

 

Encore une fois, la route empruntée est fort peu fréquentée. Ou bien est-ce que la route fréquentée est fort peu empruntée ? Elle serpente le long d'une paisible rivière dans une direction qui … ne me paraît pas être la bonne ! Je croise un bus et la lecture, au-dessus du pare-brise, du nom de la ligne (Kiseljak – Visoko) vient confirmer ce que j'avais supposé : je me suis encore trompé de route. Responsabilité que j'endosse allègrement puisque, comme ce matin, c'est moi qui ouvrais la route.

 

Je roule donc à bonne vitesse jusqu'à Kiseljak pour, d'une part évacuer le trop-plein d'irritation accumulé après les deux erreurs du jour et pour, d'autre part ne pas avoir à démotiver Karin puisque le kilométrage du jour grandit en conséquence. Arrêt à Kiseljak pour faire le point. En venant de passer devant, des fontaines à l'abord d'un parc ont attiré mon attention. Je prends nos quatre bidons et m'y dirige pour faire le plein. Dans un souci tout autant gustatif (est-elle bonne?) qu'hygiéniste (est-elle bonne à boire?), j'en lape une gorgée : elle est non seulement gazeuse juste ce qu'il faut mais également délicieuse. Certainement l'une des meilleurs eaux que je n'aie jamais bue. Tout content, je rapporte le précieux liquide qui s'avère être la Sarajevski Kiseljak, une eau vendue en bouteille.

 

A partir de Visoko, il restait 35 kilomètres pour Sarajevo par la route directe, maintenant, 10 kilomètres plus tard, ce chiffre est monté à 40 ! On ne peut décidément pas dire que nous ayons pris un raccourci !

 

Heureusement que l'intermède "eau gazeuse" a rattrapé (un peu) le coup ! Comme quoi, le voyage apprend également à savourer des plaisirs si minuscules qu'ils auraient paru totalement insignifiants en temps normal. Le voyage comme exhausteur de plaisirs !

 

D'ailleurs, je prends conscience de ma réticence quasi systématique à vivre des situations procurant des sensations fortes. Les sensations faibles me suffisent ! Non, le saut à l'élastique, le quad, le grand huit et le … PMU ne sont décidément pas des activités pour moi !

 

 

Nous ne sommes plus très loin de la barrière psychologique des 100 kilomètres pour aujourd'hui, aussi la fatigue tente-t-elle de freiner sournoisement notre progression. Est-ce le physique défaillant qui joue sur notre mental ? Est-ce au contraire le mental (perturbé par ces deux "erreurs" de parcours et le peu d'intérêt de la route actuelle) qui ordonne au corps de montrer des signes avant-coureurs de grande lassitude ? Toujours est-il que nous savourons modérément la route toute plate que nous parcourons à présent, d'autant plus qu'un cycliste (un "vrai" celui-là avec maillot multicolore orné de dizaines de marques) vient, en nous doublant tel un courant d'air, nous rappeler que notre progression s'apparente à celle de l'escargot, la bave en moins ! Encore que …

 

Juste avant Rakovica, la route s'élève d'un coup si bien qu'on l'a flanquée d'un panneau annonçant une pente de 10 %. Heureusement, le premier kilomètre présente de jolies épingles à cheveux que j'ai toujours plaisir à gravir.

 

Sommet atteint … en plus de temps qu'il n'en faut pour l'écrire. Voilà : c'est fait ! Belle descente puis le vent s'y met à son tour pour nous pousser gentiment jusqu'aux faubourgs de Sarajevo. La bifurcation pour Mostar à notre droite, un rond-point, encore un petit bout d'autoroute (on ne s'en lasse plus !) et notre regard englobe alors, image floutée par les brumes de chaleur, la ville entière entourée de ses collines que d'aucuns pourraient certainement appeler montagnes au vu de leur altitude.

 

Etonnamment, cette vision me rappelle l'arrivée aux portes de Bolzano (ou Bozen) qu'on l'aborde par la route venant du sud, de Trento ou par celle de Merano venant de l'ouest en suivant le cours de l'Adige dans le Val Venosta.

 

Le panneau "Sarajevo - Capajebo". Nous nous arrêtons à son pied pour prendre une photographie. Elle est étrange, cette impression d'avoir atteint un premier but. Peut-être est-elle tout simplement le fruit de la lente maturation de ce voyage qui nous a fait imaginer, ressasser, décrire des lieux que seule notre imagination pouvait percevoir ? Et il ne fait aucun doute, maintenant que nous y sommes, que Sarajevo représente une charge émotionnelle importante, charge émotionnelle dont elle se serait sûrement bien épargnée certains aspects.

 

Je me remémore à présent la phrase d'Ozren Kebo, auteur de Bienvenue en Enfer. Sarajevo mode d'emploi : "Sarajevo est une ville pesante. Elle incite les gens à réfléchir, ce qui est mauvais.".

 

Qu'allons-nous trouver dans cette ville ?

 

Nous sommes à la fois excité.e.s à l'idée des possibles réponses, excité.e.s et anxieux/se. Et si les montagnes "attentes" et "espérances" accouchaient d'une souris "déception" ?

 

Le peu de temps que nous y passeront nous apportera de toute façon un embryon de réponse sans que nous ayons nécessairement à le chercher.

 

Mais, plus prosaïquement, que faire maintenant ? J'avais contacté, au moyen d'un site d'hébergement de voyageurs à vélo, Amin habitant de Sarajevo qui était prêt à nous héberger pour deux nuits peut-être, ou alors une, ou alors …

 

Par prudence, nous plantons la tente à Ilidža, ville limitrophe de Sarajevo, non loin du fameux tunnel qui avait permis aux habitant.e.s de la ville, durant le blocus de celle-ci, d'être quand même ravitaillé.e.s.

 

 

Peu après, je décide d'aller en ville pour essayer d'y retrouver Amin. Je sais qu'il travaille l'après-midi dans un magasin de cycles (Đir à prononcer "djir") en plein centre-ville. J'emprunte le boulevard Selimovic connu comme "Sniper alley" durant la guerre. Un nom qui fait encore aujourd'hui froid dans le dos. Tout au long des treize kilomètres à parcourir, une impression de déjà-vu m'assaille : les tramways derrière lesquels les gens se protègent des snipers, les Twin Towers (celle de Sarajevo !) en feu, l'Holiday Inn (le repère des journalistes) pris sporadiquement pour cible, la bibliothèque nationale éventrée par les obus, étêtée et la photographie de ce joueur de violoncelle au milieu des décombres, le "pont latin" sur lequel Gavrilo Princip, sans le savoir, déclencha la Première Guerre Mondiale en assassinant la duchesse Sophie Chotek et son époux, l'archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d'Autriche-Hongrie.

 

L'effet stroboscopique est saisissant, les nouvelles images, celles d'aujourd'hui, cachent les anciennes, se mélangent aux anciennes, sont cachées par les anciennes.

 

 

Mais dans la réalité d'aujourd'hui, les stigmates et les cicatrices de ces temps maudits (peut-être pas pour tout le monde) ne sont plus visibles (si ce n'est la bibliothèque en reconstruction). Seuls les vétustes tramways, dont les déplacements sont accompagnés de grincements, de couinements et de crissements métalliques, pourraient encore apeurer certain.e.s.

 

 

La bibliothèque. Je tourne à gauche et … grosse surprise : je suis arrivé aux abords de la vieille ville (c'est-à-dire le quartier turc), Baščarčija. La ville aux tours modernes, aux larges avenues fait place à un entrelacs de petites rues pavées, serties d'échoppes et maisons typiques, témoignages de l'influence ottomane.

 

Après quelques recherches, je rencontre Amin et lui explique que nous ne dormirons pas chez lui ce soir. Légèrement vexé, il m'explique qu'il a "mis dehors" un jeune voyageur allemand puisqu'il était convenu qu'il nous hébergerait dès ce soir. Incompréhension … Nous fixons quand même rendez-vous pour le lendemain.

 

 

Sniper alley dans l'autre sens. De retour au camping, Karin et moi échangeons des informations avec un camping-cariste belge : les sites à voir, les routes à parcourir, les lieux où s'arrêter. Il insiste longuement sur deux campings qui valent vraiment le coup : l'un à la frontière bosno-monténégrine, l'autre en Albanie. A croire qu'ils constituent les musts de son périple sur quatre roues. Voyager pour découvrir des … campings !!! Ce que nous retenons de cette conversation, c'est que, encore une fois, l'Albanie nous est dépeinte comme … une destination à fuir. Rien à y voir, un réseau routier si calamiteux qu'il vaudrait mieux ne pas y mettre nos roues et des gens pas vraiment chaleureux …

 

Et toc ! Encore une fois !

 

On DOIT décidément aller vérifier sur place !

 

 

 

 

 

Journée à Sarajevo

Nous apprécions ce réveil tout en douceur, la tente léchée petit à petit par les rayons d'un soleil chaleureux. Enfin !!!! Deuxième jour de "repos" après celui que l'on s'était octroyé à Zagreb. On prend notre temps pour tout : le petit-déjeuner, la toilette, le rangement.

 

Départ pour la ville. Je refais avec Karin le trajet que j'ai déjà parcouru hier le long de Sniper alley. On ne dit rien, chacun essaie de reconstituer le puzzle à l'aide des images défilant devant ses yeux et des souvenirs parcellaires qu'il lui reste du conflit. Abreuvé d'images et de commentaires, je me demande aujourd'hui si j'avais vraiment compris les implications et la portée de ce qui se tramait ici. Il faut, par exemple lire Archanges ouLes Bosniaques, deux ouvrages terriblement nécessaires et nécessairement terribles dans lesquels l'auteur bosniaque Velibor Čolić relate avec crudité, noirceur et quelque ironie (pour le second) les horreurs de cette guerre à laquelle il a pris part avant de déserter.

 

Sarajevo, qu'on le veuille ou non, restera à jamais une ville dans laquelle des centaines de milliers d'habitants ont eu à subir un terrible siège durant 3 ans 10 mois et 24 jours.

 

Nouveau choc, partagé cette fois, dès l'arrivée en centre-ville.

 

Nous retournons au magasin dans lequel travaille Amin pour y laisser vélos et bagages afin de découvrir la ville plus libres et à pied. Nous sommes accueillis par un de ses collègues qui nous explique qu'Amin occupe un autre poste le matin : il est comptable dans une autre société. Nous partons. Déambulations aléatoires. Passage au marché couvert et son armature métallique jaune-orangée, poumon de la ville. J'adore les couleurs, les bruits, les odeurs d'un tel lieu. On est heureux d'y rencontrer la vraie vie, effervescente et enjouée, même (ou surtout) si cet emplacement de Sarajevo fut le théâtre, en février 1994 et août 1995, de deux bombardements faisant, en tout, plus de 100 morts. Qui a lancé les obus de mortier ? Les forces serbes assiégeant la ville ? L'armée de Bosnie-Herzégovine pour obliger l'OTAN à réagir ? Le tribunal pénal international mis en place à la fin de la guerre opta pour la responsabilité des premières … sans que cela ne soit absolument avéré.

 

Toujours est-il qu'aujourd'hui le lieu résonne de mille invectives pacifiques, que les étals resplendissent de mille couleurs et embaument d'effluves suaves et délicates.

 

Ensuite, arrêt dans une petite échoppe (une buregdžinica) qui, comme son nom l'indique, propose des bureks. Sur des plateaux métalliques sont lovés d'énormes escargots : pâte phyllo farcie au choix de pommes de terre, de fromage, de viande ou d'épinards. Ils attendent juste que la serveuse, d'une main experte coupe la portion que vous souhaitez manger. Nous optons pour pommes de terre et épinards. Délicieux mais … bourratifs !!!

 

Ensuite, au hasard de nos pas, devant nos yeux enthousiasmés ou tout juste curieux, la mosquée Ali Pacha, la nouvelle église orthodoxe, la cathédrale catholique ainsi que la synagogue. Fruit d'influences tout autant austro-hongroise qu'ottomane, cette ville est belle. Karin continue la balade seule. Je préfère m'arrêter, comme Joe Sacco dans The fixer, devant le jeu d'échecs géant où semble se dérouler, à entendre les clameurs, les injonctions, les commentaires consternés ou motivants, la partie la plus importante de la décennie, au moins !

 

J'observe les joueurs, plutôt âgés : celui-là, placide et réfléchi, celui-là, en train de se liquéfier devant la tournure des événements. C'est le moment choisi par un troisième homme de se mettre en scène et, n'y tenant plus, évincer le titulaire (qui s'en va en maugréant) puis terminer en vainqueur la partie qui paraissait pourtant mal engagée.

 

Nous suivons les berges de la Miljacka et faisons une halte devant le Pont Latin. Gavrilo Princip, le double attentat, l'archiduc François-Ferdinand héritier du trône austro-hongrois, son épouse la duchesse de Hohenberg.

 

Celui qui affirma : "Je suis un nationaliste yougoslave, aspirant à l'unification de tous les Slaves du sud (Yougoslaves), et je ne me soucie pas de quelle forme notre État sera, je sais juste qu'il devra être libéré (indépendant) de l'Autriche" mourut de tuberculose dès l'âge de 23 ans dans la forteresse de Terezín (aujourd'hui en République Tchèque) où il fut enfermé. Terezín, ville que nous traverserons lors d'un futur voyage en Allemagne ex-de l'Est et Tchéquie. La roue tourne mais tout est lié.

 

Revenons à Sarajevo.

 

Peut-être faut-il voir ce double meurtre comme le déplacement fatal du premier domino qui allait entraîner toute la suite des événements funestes du XXe siècle : sans Gavrilo Princip, pas de Première Guerre Mondiale, pas de Traité de Versailles, pas d'Hitler au pouvoir, pas de Seconde Guerre Mondiale, etc, etc, … Le battement d'ailes du papillon qui crée une tornade à l'autre bout du monde … La théorie du chaos qui commande nos vies.

 

Nous passons maintenant devant l'hôtel Sarajevo et atteignons le promontoire sur lequel nous avions jeté notre dévolu : la citadelle de Vratnik à l'est de l'agglomération. La vue est saisissante : la ville est telle un animal alangui, la vieille ville pour tête, les immeubles le long de la Miljacka comme tronc et les quartiers sur les collines comme autant de tentacules.

 

Mais ce qui saute au regard, d'emblée, ce sont, comme à Travnik, toutes ces stèles austères et à la blancheur immaculée, qui parsèment les collines environnantes.

 

 

Un groupe de jeunes, bruyants autant que pleins de vie, viennent s'amuser en descendant quelques bières ; des touristes se photographient, la ville en arrière-plan. La vie, tout simplement !

 

 

Bien plus tard, nous retrouvons Amin avec qui le contact est un peu difficile à établir. Les clients se succèdent sans arrêt dans la boutique et il semble peu loquace. J'en profite pour discuter avec Iga qui a vécu à Saint-Julien-en Genevois, Amsterdam, Barcelone et projette de déménager à Berlin.

 

Autre façon de voyager … ou alors de fuir ce pays qui, selon elle, n'offre que peu d'espoir aux jeunes.

 

J'en arrive à parler de la suite de notre voyage, aussi nous conseille-t-elle, rapportant les dires d'une de ses amies qui en revient, de ne pas passer par le Kosovo. La tension est palpable entre les communautés serbes et albanaises si bien que quelques postes-frontières sont fermés après avoir été attaqués.

 

 

Nous attendons maintenant la fermeture du magasin pour accompagner Amin chez lui. Au café-snack d'à-côté, il commande un hamburger car il ne souhaite pas faire à manger chez lui ce soir. Je l'accompagne alors que Karin est encore repue de son précédent repas.

 

Amin habite au centre de Sarajevo, au troisième étage d'un petit immeuble. Les vélos cadenassés à la cave, nous montons, sereins et bien loin d'imaginer ce qui nous attend dans quelques secondes. Comme la narration adoucit souvent les descriptions, je vous conseille, pour vous représenter l'endroit dans lequel vit Amin, de vous reporter à la page 46 de la version française de la célèbre bande dessinée de Joe Sacco dont j'ai déjà parlé : The fixer. C'est l'appartement de Neven, autre Sarajevien. J'en viens à me demander si TOUS les appartements de Sarajevo sont "aménagés" de la sorte.

 

Une grande pièce qui fait cuisine, salon, salle à manger et chambre. Les tartines moisies côtoient des chaussettes sales. Des montagnes de linge (sale ou propre) occupe le baby-foot, pas un seul centimètre carré de sol n'est visible : factures, livres, vêtements, ustensiles de cuisine, … Un inventaire à la Prévert. Le désordre est tel qu'une poule n'y retrouverait pas ses poussins, qu'un pou n'y retrouverait pas ses lentes et qu'un chat n'y retrouverait pas ses chatons. Des chats, parlons-en, justement !! Amin en possède deux, rois de l'appartement, si bien que l'odeur de la caisse (qui n'a pas dû être vidée depuis des lustres) nous fait nous demander ce que nous faisons ici …

 

Un coup d’œil sur les murs : des planches de comics de Robert Crumb. Ça me plaît bien. Notre regard est également attiré par un poster : l'un des chats d'Amin y est photographié et un message amical y est signé par une couple néo-zélandais que nous avions rencontré à la frontière bulgaro-grecque l'année dernière sur la route d'Istanbul. Ils ont dormi ici. Comme quoi, le monde des cyclo-voyageurs est bien petit … et qu'il est possible de dormir ici ! Amin s'est jeté sur son ordinateur sans s'occuper de nous (un geek, sûrement) aussi sommes-nous si désemparé.e.s que l'idée de dormir dans un parc de Sarajevo nous effleure l'esprit. Ah, j'allais oublier ! Il nous a quand même demandé d'enlever nos chaussures pour ne pas salir !!

 

Après un temps qui nous a paru infiniment long, Amin nous propose de visionner un film. Pourquoi pas ? Ce sera le premier du voyage. Nous ne savons trop que choisir mais déclinons gentiment son offre de films de science-fiction ou de héros vengeurs à la Rambo. Fatigué.e.s, nous finissons par accepter de regarder 127 hours. L'histoire vraie d'Aaron Ralston, ce randonneur parti seul et qui, tombé dans un canyon étroit, se retrouvera coincé au fond, un énorme rocher lui emprisonnant le bras. Il n'aura d'autre recours, après 127 heures (d'où le titre...) de lutte, de doute, de renoncement, de frénésie, … que de se couper le bras ! Bonjour l'ambiance !

 

 

Inutile de préciser que je dormirai plutôt mal vu que le plus petit des deux chats (un chaton gris presqu'adorable) aura choisi de passer la nuit à s'amuser avec mon sac de couchage pour s'endormir … au matin !

 

Matin justement ! Amin n'a rien à nous proposer pour déjeuner mais il est beaucoup plus loquace. Son appartement nous apparaît alors plus "habitable" ! Nous apprenons qu'il est Serbe (Amin, pas son appartement !), originaire du Kosovo. Sous la pression des Albanais y vivant également, toute sa famille s'est exilée au Monténegro puis à Sarajevo où lui seul a décidé de rester vivre. Il nous parle également de ses randonnées VTT dans les montagnes environnantes pendant lesquelles il évite de s'écarter des chemins balisés à cause des mines, vestiges d'une guerre pas si lointaine. Peu disert sur ses relations avec les Bosniaques, nous n'en saurons pas plus, même si notre court séjour nous a quand même permis de constater qu'un présent plus serein a éclos ici d'un effroyable passé. Jusqu'à quand ?

 

 

 

Sarajevo (Bosnie-et-Herzégovine) – Konjic (Jablaničko jezero) (Bosnie-et-Herzégovine)

 

 

Dans ce capharnaüm, nous essayons tant bien que mal de regrouper nos affaires ! Nous vérifions que nous n'emmenons pas l'un des deux chats ! Amin part également à vélo vers ... son emploi de comptable, nous filons vers … le Sud.

 

Il commence à pleuvoir, aussi trouvons-nous un abri pour prendre le petit-déjeuner. Nous sortons le réchaud, les tasses, les céréales, le pain, le miel, … dans l'artère principale de Sarajevo, Sniper Alley, juste devant des bureaux qui semblent être ceux d'une banque. Quelques employés sont là, de l'autre côté de la vitre, à nous regarder et certainement à se demander pourquoi ces deux voyageurs ont choisi ce bout de trottoir pour déjeuner !

 

Un couple de jeunes Américains, bras dessus, bras dessous sur ce même trottoir s'arrêtent à notre hauteur en nous demandant notre provenance et notre destination. Ils s'éloignent tout en nous montrant leur admiration le pouce levé !

 

Deux voyageurs à vélo, tels des galions pressés, fendent sans nous voir les eaux qui recouvrent à présent les rues de la ville.

 

Le temps passé à notre petit-déjeuner fait exploser la couverture nuageuse en plusieurs endroits laissant apparaître quelques taches bleutées. Comme un signe, la chape de plomb enserrant la ville se craquelle de toute part et laisse envisager un avenir tout en couleurs.

 

Nous quittons la ville à présent. L'auteur turc Nedim Gürsel disait à son sujet, dans Retour dans les Balkans, qu'elle était victime d'un triple crime : nettoyage ethnique pour commencer, mémoricide pour continuer (la destruction de la grande bibliothèque en est l'exemple le plus emblématique – même si la Haggadah fut sauvée -) et enfin urbicide de nos jours. Il s'agit de faire disparaître les personnes dans un premier temps puis les éléments mémoriaux liés à ce génocide et enfin, de transformer les lieux pour faire place nette. Hormis les stèles blanches accrochées aux collines, le processus a parfaitement fonctionné !

 

Le temps de penser à cela, nous repassons à Ilidža, reprenons une portion d'autoroute, celle par laquelle nous étions arrivé.e.s deux jours plus tôt. Rond-point, le même.

 

Nous nous insérons dans le flux des véhicules à destination de Mostar. Nos différents interlocuteurs nous ont bien expliqué que cette route est la plus fréquentée de Bosnie car elle relie Sarajevo à Dubrovnik. On s'attendait donc à trouver un trafic incessant, ce qui est loin d'être le cas !

 

Je pense donc qu'il me faut réécrire ce passage : rond-point, le même.

 

Nous pénétrons sur la E73, route bien tranquille qui nous mènera jusqu'à Mostar.

 

Nous longeons souvent la voie ferrée qui conduit, elle aussi, à Mostar. Nous n'y voyons pourtant aucun train. La route s'élève petit à petit, nous croisons un voyageur à vélo hilare, sans trop comprendre ce qui le met dans cet état que nous qualifierons proche de l'extase … d'après l'impression qu'il nous a laissée. Un convoi exceptionnel à la remorque gigantesque, sorte de mille-pattes à roues, nous double en crachant tout ce qu'il peut dans un vésuvien nuage de fumée noire.

 

Après Tarčin, la route s'élève franchement et un vent parfoissournois, quelquefois violent et souvent de face (ça fait beaucoup) vient perturber notre avancée. Un cyclo-voyageur aussi italien que peu loquace (est-ce bien possible ?) nous rattrape et nous double.

 

Nous atteignons enfin le sommet du col (Ivan sedlo) matérialisé par un tunnel. Arrêt sur un parking juste à la sortie. La vue sur les montagnes environnantes (dont certaines dépassent les 2000 mètres d'altitude) nous couperait facilement le souffle si nous en avions encore suffisamment à couper !

 

Quelques minutes plus tard, nous redevenons opérationnel.le.s et nous lançons à corps perdus dans une descente que nous ne pouvions imaginer plus magique ! La route est large, le revêtement excellent. De larges lacets puis un léger replat juste à l'entrée de Bradina et enfin la plongée sur Konjic : route encore plus large, enfilade de virages plus ou moins serrés, vues époustouflantes, les kilomètres défilent d'autant plus vite que la pente est supérieure à 9%. Nous doublons une file de voitures ralenties par … le mille-pattes à roulettes de ce matin. Nous sommes euphoriques ! Et nous comprenons pourquoi le voyageur de ce matin l'était aussi ! Pour lui, de l'autre côté, la descente comme récompense après un dur effort !

 

Des moments de pur bonheur …

 

Malheureusement (serais-je tenté de dire !), nous entrons déjà dans Konjic. On remonte pour refaire la descente ?

 

On préfère s'arrêter là et profiter, première récompense, de la vue sur le pont majestueux enjambant la Neretva. Erigé en 1682, il fut détruit en 1945 par les nazis le jour de la libération de la ville !

 

Dans cette région, on a découvert des vestiges de villages illyriens datant d'environ 2 000 ans, du nom de ce peuple de souche indo-européenne qui s'installa principalement sur la côte est de la Mer Adriatique, sur une zone qui correspond aujourd'hui approximativement à la Slovénie, la Croatie et l'Albanie.

 

Moins enclavée que Travnik (que cette position protégea), la ville de Konjic a subi de sévères dommages durant la guerre, d'autant plus qu'elle abritait l'usine d'armements Igman et des casernes de l'Armée Populaire Yougoslave.

 

 

Il est presque 15 heures ; il serait peut-être temps de manger quelque chose. Nous traversons le pont (en essayant de ne pas déraper tellement la pente est raide et les pierres lisses !) et parcourons le vieux quartier à la recherche de quelque pitance. Une toute petite échoppe, comme il n'en existe quasiment plus par chez nous, nous tend les bras. Des tomates rouges, rondes et juteuses, comme on n'en trouve plus par chez nous, du pain, du vrai, du fromage (bon, là je ne dis rien !) et quelques fruits gorgés de soleil feront notre affaire.

 

Deux enfants du village me demandent, en anglais, combien coûte mon vélo, d'où je viens et combien de kilomètres je parcours par jour. Enfin quelques questions plus originales ! Je ne sais pas si mes réponses les auront satisfaits, leur air légèrement désabusé semblant montrer le contraire.

 

Peut-être s'attendaient-ils, dans l'ordre, à m'entendre répondre : des milliers d'euros, des USA et au moins 150.

 

Ce ne fut que : "vous voyez c'est un vieux VTT qui ne vaut pas grand chose, nous arrivons d'Italie et nous parcourons entre 60 et 90 kilomètres par jour." Pas de quoi faire rêver des enfants en mal de grand voyage et qui ont certainement dû, depuis la fin de la guerre, assister à de nombreux départs et arrivées.

 

 

Pique-nique le long de la Neretva. Contrainte liée aux technologies modernes sensées nous libérer, il me faut encore une fois trouver un ordinateur connecté à Internet afin de contacter une personne qui, normalement, devrait nous héberger un de ces prochains jours.

 

Première demande : on m'envoie dans une rue … dans laquelle je ne trouve rien ! Nouvelle demande : on m'invite alors à me rendre dans un café équipé. En arrivant, je déclenche l'hilarité un rien sardonique du garçon et des deux serveuses : pas de problème, je peux me connecter en wifi … si j'ai un ordinateur ! Telle une boule de flipper, je suis envoyé, mouvement erratique, aux quatre coins de la ville... En vain. Untel me dit que dans la succursale de la banque, on acceptera … peut-être. Toutefois, et complètement par hasard, je viens à passer devant une porte depuis laquelle je vois quelques personnes derrière des écrans : des employés de banque, des étudiants, des bookmakers ? Non ! Juste des personnes en train de surfer sur Internet dans ce qui est, d'après le panneau accroché à la porte, le club informatique de la ville !!!

 

20 minutes à surfer, environ 0,20 Mark convertibles à débourser. Terminé !

 

Retour sur les rives de la Neretva.

 

Café dans un petit bar à l'écart. Je ne me souviens plus trop s'il était turc (ou bosniaque) ou espresso. Il serait d'ailleurs intéressant de noter la réaction du serveur après chacune de nos demandes : ceux qui s'excusent car ils ne servent que du café turc, ceux qui présentent la chose on ne peut plus fièrement dans une parole de défi : "CHEZ MOI, un espresso ? Jamais de la vie !", ceux qui s'excusent d'avoir succombé aux sirènes de la modernité en ne proposant que du café dit italien, ceux qui se sentent insultés par la demande d'un café d'un autre âge :

 

- Vous vous croyez où ? On a tout comme chez vous, ici !!!

 

La modernité les a atteints eux aussi …

 

La carte de la mondialisation (et de sa résistance) retracée grâce au café.

 

 

L'orage gronde sur les montagnes où la Neretva prend sa source. Nous ne prendrons donc pas cette direction et ne verrons pas le Boračko jezero (ou lac Boračko) qui, d'après quelques interlocuteurs, est de toute beauté.

 

Retraversée du pont … toujours aussi glissant. Quelques gouttes nous obligent à enfiler nos imperméables. Les terrasses des cafés sont quand même bondées : chaque chaise est occupée par … un homme ! Pourquoi ce constat me saute-t-il au visage, ici, maintenant ? Toujours est-il qu'en y réfléchissant bien, plus nous avançons et moins les femmes sont présentes dans l'espace public de la cité … sauf peut-être au marché quand nous avons la chance d'y déambuler.

 

Quelques kilomètres encore et nous nous arrêtons au bord du Jablaničko jezero dans un camping on ne peut plus roots ! Toute la famille semble le gérer, du grand-père aux petits-enfants … même si pas un ne peut aider l'autre lorsqu'il s'agit de parler une autre langue que le bosniaque.

 

Nous installons la tente … à l'abri afin d'éviter autant que possible l'orage qui est en train de s'abattre sur nous. Encore un !

 

La pluie se fait un malin plaisir à délaver tout ce qui nous entoure et à rendre quelconque ce paysage que nous imaginons somptueux et paradisiaques en d'autres circonstances : un lac, des collines, des montagnes.

 

A l'abri, nous discutons quelque temps avec un jeune couple de Freiburg voyageant en camping-car. Ils reviennent de Dubrovnik et leurs impressions refroidissent encore plus notre désir (déjà peu frénétique) d'y passer : ville et région magnifiques mais beaucoup trop de touristes ! On s'en doutait déjà !

 

De l'autre côté du lac, nous voyons passer un train aux fenêtres éclairées dans la nuit. Petits rectangles jaunes progressant sur fond noir. Il arrive certainement de Dubrovnik pour rejoindre Sarajevo. Nous faisons le chemin en sens inverse.

 

Mais à présent, c'est seulement le chemin de la tente que nous prenons.

 

 

 

Konjic (Jablaničko jezero) (Bosnie-et-Herzégovine) – Pjesivac Kula (près de Stolac) (Bosnie-et-Herzégovine)

 

 

Cela fait maintenant dix-huit jours que nous sommes parti.e.s et nous nous trouvons quelque part au milieu de la Bosnie-et-Herzégovine, entre Sarajevo et Mostar, le long d'un lac, en train de petit-déjeuner sous des parasols affublés du logo d'une quelconque marque de bière locale.

 

Malgré sa protection nocturne, notre tente est trempée de condensation. Nous n'allons pas nous presser pour la ranger d'autant plus que nous ne devrions pas en avoir besoin ce soir. En effet, nous sommes supposé.e.s être hébergé.e.s par Adel (ou plus exactement par ses parents) dans un petit village non loin de Stolac.

 

Re-discussion avec les deux Allemands. Re-passage au bord du lac histoire de se re-rendre compte que, décidément, le coin est splendide.

 

Re-blah-blah, etc, etc, … si bien que la tente est quasiment sèche maintenant. Nous repartons donc pour une nouvelle étape. Le séchage comme étalon temporel ...

 

Petit à petit, le bleu l'emporte sur le gris, on ouvre la fermeture éclair de l'imperméable puis on le quitte. La route suit scrupuleusement les rives du lac. Elle ne peut d'ailleurs pas faire autrement : le lac à droite, la route, les montagnes à gauche ! Ostrožac maintenant, puis courte descente sur Jablanica.

 

Toute la ville semble s'être donnée rendez-vous au marché : on y vend de tout, on y achète de tout. Un mélange hétéroclite d'objets dignes d'un marché aux puces au milieu des fruits, des légumes, des fromages, …

 

A la sortie de la ville, une montée, courte mais sèche, nous permet d'atteindre un promontoire d'où la vue sur la vallée nous fait oublier les efforts consentis. Nous redescendons très rapidement afin de rejoindre de nouveau les rives de la Neretva. Pourquoi la nom de ce fleuve m'est-il familier ? Un lien quelconque avec la guerre des Balkans ? Son passage sous le fameux pont de Mostar ?

 

J'essaie de comprendre mais ne trouve aucune explication rationnelle. Impression similaire à celle ressentie devant une personne que l'on croit connaître … alors que c'est la première fois que nous la rencontrons.

 

Après Gornja Grabovica, une étoile rouge orne ma carte routière. La légende m'apprend que nous allons au-devant d'une "curiosité" ! "Neretva Kanjon" vient compléter l'information. Pas de doute possible ! Ecrasé.e.s par deux parois rocheuses, nous entrons effectivement dans le canyon de la Neretva. Dans ce paysage aux dimensions hors normes, nous ne sommes que deux minuscules moustiques progressant en silence. Quel calme ! Quelle majesté ! Le soleil joue à cache-cache avec les rochers, ses rayons s'associent à une brise légère pour iriser la surface de l'eau en un spectacle harmonieux tout autant que gratuit. Malheureusement, l'harmonie est subitement rompue par deux courses poursuites successives. Les chiens de la vallée se sont passés le mot et nous en veulent.

 

Karin est devant, loin devant. D'une maison au milieu de nulle part, un molosse déboule et court à sa poursuite. Sprint effréné. A bout de souffle et certainement honteux, il consent à faire demi-tour. C'est maintenant à moi de franchir l'"obstacle". Plusieurs solutions : descendre de vélo et amadouer l'agresseur, faire comme si de rien n'était et sprinter ou encore attendre … qu'il s'endorme peut-être.

 

La route étant descendante, j'opte pour la seconde solution. Et me voilà parti dans un sprint magistral, le chien à mes trousses. Ayant eu le temps de sortir mon Dazzer (cet émetteur ultra-sons anti-chiens agressifs dont nous avions fait l'acquisition avant le départ), je l'utilise à plusieurs reprises. Je ne saurai jamais si la fatigue ou les ondes ont eu raison de l'assaillant.

 

 

Quelques kilomètres plus loin, je suis devant à présent. Je remarque bien un chien aux abords d'un restaurant. Il semble attaché et ne bronche pas une oreille à mon passage. C'est bon ! En fait, il s'avère qu'il n'a pas bougé parce qu'il … ne m'a pas entendu ! En fait, c'est un coriace également et sa chaîne traîne lamentablement au sol sans qu'il y soit attaché. Karin découvrira tout cela en passant à côté de lui si bien qu'elle en sera quitte pour un nouveau sprint échevelé (même si elle porte un casque !).

 

Que d'émotions en peu de kilomètres !

 

Les chiens sont véritablement des plaies pour les cyclistes … à moins que ce ne soit les cyclistes que l'on doive considérer comme des plaies pour les chiens ! Tout est toujours une question de point de vue !

 

 

Petit à petit, imperceptiblement, la vallée se fait plus large. Si large maintenant que le terme de canyon ne peut plus lui être accolé. Une autre transformation radicale nous saute aux yeux : nous avons quitté une végétation verdoyante, une végétation qui sent bon la terre humide, les rus qui serpentent de ci de là, pour plonger maintenant dans une atmosphère résolument … méditerranéenne. Certes, ce n'est pas la Mer Méditerranée mais la Mer Adriatique vers laquelle nous cheminons, l'ambiance pourtant est la même … d'autant plus que, pour la première fois depuis le départ, la chaleur, telle une chape de plomb fondu, nous écrase littéralement, nous assoiffe et nous assèche.

 

L'ambiance rappelle tellement les bords de la Méditerranée que les cigales, à leur tour, décident de pimenter auditivement la tournure résolument "sudiste" que vient de prendre le parcours.

 

Ces frontières naturelles, météorologiques m'ont toujours fasciné. Passer, en peu de kilomètres, d'une atmosphère à une autre sans que l'on s'y attende et comprendre après coup l'influence des mers, des montagnes, des cours d'eau, …

 

Je me rappelle parfaitement du col de Jau situé sur le versant est des Pyrénées, col qui m'avait laissé une impression identique : versant ouest, des forêts, des champs où broutent de paisibles bovidés ; à l'ouest, quelques arbustes bien secs, des champs de roches dans une atmosphère qui a gagné en température ce qu'elle a perdu en humidité.

 

 

 

Peu avant notre arrivée dans la ville de Mostar, des panneaux indicateurs signalent la direction des stations de ski du massif de Velež (qui culmine tout de même à environ 2 000 mètres d'altitude). Ambiance déjà vue dans les Alpes-Maritimes par exemple.

 

Maintenant, le niveau de stress est résolument monté puisque la circulation camionesque se fait plus pressante. Il est temps que nous arrivions en ville !

 

Juste à l'entrée de Mostar, nous nous arrêtons dans une station-service. Passage aux toilettes et remplissage des bidons, as usual. Sur le parking, un Bulgare en camionnette est interpelé par deux routards français faisant de l'auto-stop. L'affaire ne se conclura pas … Vive le vélo !

 

Nous nous dirigeons maintenant vers la vieille ville qui, inscrite au patrimoine mondial de l'Unesco, exhibe fièrement son célèbre pont en se pavanant. Le nom "Mostar" vient d'ailleurs de most (pont) et de mostari (les passeurs de ponts, les personnes à qui l'ont devait payer le passage).

 

Ce dernier mot pourrait presque être considéré comme un mot-valise … à l'envers puisque "vieux pont" en bosniaque se dit … "stari most" !

 

Trouver le pont relève d'un exercice d'orientation que même un enfant de 3 ans pourrait réussir : il suffit de suivre la foule ! A croire que TOUS les touristes visitant la Bosnie se sont donnés rendez-vous ici et aujourd'hui … à moins que cela ne soit la norme quotidienne. Petites boutiques à touristes, plongeurs pour touristes, restaurants pour touristes, une ville pour touristes.

 

Non loin du pont, nous descendons au bord de la Neretva pour pique-niquer, à l'ombre protectrice d'un arbre magnifique. Karin se baigne malgré la température, contre toute attente, sibérienne de l'eau. Je me contente de scruter le manège bien huilé des plongeurs du pont. "J'enjambe la rambarde et me retrouve prêt à sauter. Je discute avec la foule pendant qu'un collègue fait tourner un chapeau que quelques pièces ou billets seraient bienvenus de remplir. Je me ravise et retourne sur le pont. Nouvelle discussion. Je retourne à nouveau sur ma piste d'envol. Je tergiverse. Est-ce que je saute ou pas ?" Je me remémore les récits de quelques voyageurs décrivant le même manège et qui, frustrés, quittaient le lieu sans avoir vu un seul saut ! Nous serons plus chanceux puisque nous verrons de nombreux plongeurs utiliser la force d'attraction de la Terre chère à Newton pour parcourir verticalement les 20 mètres les séparant de l'eau.

 

Comme beaucoup de bâtiments de la ville, ce pont fut détruit par les chars bosno-croates en 1993.

 

Ce lien entre les deux rives, entre deux mondes fut reconstruit quasiment à l'identique onze années plus tard après que sa destruction eut été ressentie par la population comme une violente déchirure. « Lorsqu’un pont est brisé, il en reste le plus souvent, d’un côté ou de l’autre, une sorte de moignon. Il nous semblait d’abord qu’il s’était écroulé tout entier sans rien laisser, en emportant avec lui une partie du rocher, des tours de pierre qui le surplombaient, des mottes de la terre d’Herzégovine. Nous vîmes plus tard des deux côtés qui le soutenaient de vraies cicatrices, vives et saignantes », écrit Predrag Matvejevitch, écrivain né à Mostar en 1932.

 

 

Il me semble à cet instant que rien n'est plus beau à construire qu'un pont. Oh ! Pas de ceux qui permettent de traverser à grande vitesse un estuaire quelconque comme en bout de Seine, de Loire ou de Tage à Lisbonne. Non, de ces petits ponts, insignifiants, à taille humaine,reliant des êtres humains qui, sans cela, se seraient persuadés que rien ne pouvait les réunir.

 

Dieu, comme tout un chacun sait, créa le monde à son image... Il fut donc parfait. Voyant cela, il se convainquit que la Terre ne devait, ne pouvait rester dans cet état et que quelques défauts ne lui feraient pas de mal. Il demanda au diable, descendu sur Terre quelque temps auparavant, d'utiliser sa queue pour créer là une vallée, ici le lit d'une rivière, … Des humains se trouvaient maintenant séparés. Dieu décida qu'il fallait quand même remédier à cet inconvénient majeur. Il demanda aux anges, à leur tour, de descendre sur Terre et d'écarter leurs ailes au-dessus des vallées, des rivières, … Chacun se transforma en pont.

 

N'est-il pas normal, dès lors, que tout militaire, lors d'un conflit, commence par détruire les ailes des anges ?

 

 

Un peu à l'écart de la foule, nous nous offrons un café dans un semblant de cercle d'anciens (combattants, joueurs de boules, footballeurs, passeurs de pont, ... ?). Nous traversons une nouvelle fois la Neretva (ce sera la dernière fois que nous admirons ce fleuve aux eaux émeraudes) et prenons la direction de Stolac où Adel et sa famille doivent nous attendre maintenant.

 

 

Route plate et large jusqu'à Buna. Un aéroport à notre gauche, des magasins et concessionnaires automobiles à droite. Nous laissons la route menant à Međugorje, village célèbre pour ses apparitions de la Vierge et ses millions de pèlerins – le Lourdes bosnien -, pour prendre à gauche la route de Stolac.

 

A présent, notre progression s'apparente à un pénible chemin de croix tant la chaleur et la pente s'unissent pour nous accabler. A quoi penser à cet instant ? A nos futures rencontres, aux lieux que nous découvrons (nous sommes quand même arrivé.e.s à Mostar à vélo !), à des lectures, des musiques, … Penser que nous atteindrons bien le sommet à un moment ou à un autre car telle la pierre de Sisyphe nos bicyclettes roulent ? Penser que nous sommes chanceux de nous octroyer deux mois sur les routes ? Sûrement à tout cela un peu mais aussi à rien du tout beaucoup. Pour cela, le vélo se montre magique : le mouvement circulaire des pieds mû par le mouvement de va-et-vient des jambes comme aérateur de l'esprit, comme machine à créer du vide. Tant pis pour Platon qui affirmait que celui-ci était nécessairement extérieur à l'Être puisque l'Être est plein ! Qui sait si Otto Von Guericke, inventeur de la première pompe à vide en 1654, n'avait-il pas l'intention, par la suite, de concevoir une bicyclette ?

 

A force de réfléchir à tout cela, je constate enfin que le chiffre indiquant la pente sur mon compteur s'orne d'un petit tiret horizontal à sa gauche : pente négative veut dire que … nous descendons ! La route, maintenant vallonnée et jalonnée de panneaux indiquant la présence de mines, longe un quartier d'Hodovo, une partie de village sortie de terre il y a peu, qui, par son allure générale, nous fait penser aux implantations israéliennes en terre palestinienne. Espérons que ces nouveaux habitants ne viennent pas, comme là-bas, coloniser des terres que d'autres revendiquent ! Adel nous apprendra plus tard que des ancien.ne.s déplacé.e.s, victimes de la guerre des Balkans, reviennent s'installer ici, dans la région que des ennemis (souvent Serbes ou Croates) les avaient contraint.e.s de quitter.

 

Un immense plateau, une route rectiligne, quelques touffes d'herbe pour seule végétation, un ciel limpidement bleu, des montagnes alentour. Seul.e.s, nous profitons de l'instant dans le soleil déclinant. Tout simplement beau …

 

Un croisement, une station-service Auro : c'est là qu'Adel nous a donné rendez-vous.

 

Nous attendons très peu de temps, le voilà qui arrive en voiture avec son père au volant. Ils reviennent de Mostar eux-aussi.

 

Encore deux petits kilomètres en montée et nous voici à l'entrée du hameau (Pjesivac Kula) dans lequel vit toute sa famille. Les quelques maisons alentour sont occupées par des oncles, tantes, grands-parents, neveux et nièces, cousins, cousines ...

 

Nous mettons pied à terre et terminons le chemin avec notre hôte. La mosquée à gauche, des fermes partout ailleurs. Les habitants vivent de leurs cultures de fruits et de légumes qu'ils vendent soit au marché soit à un grossiste.

 

Ses parents sont là, des oncles et tantes ne vont pas tarder à arriver pour rencontrer ces invité.e.s

 

un peu particuliers. Seul Adel parle anglais et ce n'est pas nos quelques malheureux mots de bosniaque qui nous permettent d'entamer une conversation. Toutefois, nous nous comprenons, gestes et bonne volonté à l'appui !

 

Adel nous apprend qu'il poursuit des études (que nous supposons brillantes puisqu'il a reçu de la part de l'Etat un billet Interrail valable un mois dans toute l'Europe). Il rentre à peine de ce voyage.

 

Ce soir, nous sommes les rois ! Douche, lavage du linge en machine, …

 

Nous avons attendu la rupture du jeûne (Ramadan oblige) pour partager le repas avec Adel. Sa mère avait tout préparé : des fruits et légumes du jardin, du pain fait maison, des petits gâteaux, du café turc. Pendant que nous nous délections de tant de bonnes choses, elle et son mari, avec Adel comme traducteur, nous ont posé de nombreuses questions.

 

Ce n'est qu'après notre repas que les parents se sont mis à table. Autres mœurs …

 

Plus tard dans la soirée, Adel nous a proposé une virée dans la ville voisine de Stolac. Son père nous y conduit. Il nous reprendra à l'heure convenue pour le retour.

 

Cette ville a payé un lourd tribut lors de la guerre des Balkans : "l'église orthodoxe a été bombardée et les quatre mosquées rasées ainsi que l'ancien hammam et la maison du pacha comme s'il fallait faire disparaître toute trace de la mémoire ottomane" souligne Jacques Ferrandez dans Les tramways de Sarajevo, Voyage en Bosnie-Herzégovine.

 

Adel nous explique aussi que tout son hameau a été détruit par des milices croates, les maisons brûlées et toute la population déportée à Mostar. Encore une fois, nous ne pouvons pas ne pas nous poser les questions qui nous taraudent l'esprit : mais que faisions-nous à cette époque ? Comment avons-nous pu laisser faire ça ?

 

Dans Stolac, nous choisissons une terrasse pour prendre un verre. Comme partout dans les Balkans à la nuit tombée, toute la ville est dans la rue et la musique assourdissante. Ce soir, les images de l'écran géant sont footballistiques.

 

Le médiocre turbofolk (mais n'est-ce pas là sa qualité première?) nous est imposé avec un volume sonore si impressionnant qu'il nous faut quasiment hurler pour nous entendre, nous comprendre.

 

Peut-être devons-nous voir dans cette pratique une volonté d'oublier, de faire taire, les bruits des bombes ?

 

Toute la jeunesse de la ville est là, à s'amuser, à boire (pas d'alcool pour Adel comme pour beaucoup d'autres). Ce n'est pas sans surprise qu'il nous annonce son intention d'aller prier à la mosquée toute proche, suivant le flux que nous avions remarqué, étonné.e.s.

 

Nous restons là, subjugué.e.s ou décontenancé.e.s par ce mélange improbable entre une religiosité bien ancrée et un modernisme exacerbé et vécu à 1 000 à l'heure. Tant d'années perdues à rattraper … A la recherche du temps perdu …

 

Plus tard, Adel nous apprendra que, lors de ses vacances chez ses parents, il officie aussi en tant que muezzin à la mosquée du village. A ce titre, il devra se lever demain matin à trois heures afin de déjeuner avec ses parents et se diriger vers son office.

 

Il est d'ailleurs temps de retrouver son père et de rentrer à la maison.

 

 

Le lendemain matin, bien entendu, nous nous levons un peu plus tard que la famille. Tout a été préparé pour nous encore une fois. Un "vrai" repas nous attend : la soupe de la veille, du fromage, des tomates, des sortes de blinis délicieux (je m'en lesterai d'un sac bien garni pour le reste du voyage ! Impossible de refuser !).

 

Comme hier soir, Ramadan oblige, on nous regarde manger avec des regards attentionnés et chaleureux.

 

Qu'il fut difficile ce matin de quitter cette famille qui nous a accueilli.e.s comme si nous en faisions partie ! Accueil certainement perçu comme normal par eux mais qui, pour nos esprits et nos cœurs pervertis par la société occidentale, semble juste incroyable.

 

Je me souviens de la lecture du livre d'entretiens avec le célèbre alpiniste originaire du Südtirol Reinhold Messner, dans lequel ce dernier expliquait que l'habitude de remercier sans arrêt pour tout et pour rien était bien le fruit de notre éducation occidentale associant une politesse orale hypocrite à des comportements irrespectueux et malveillants. Dans les montagnes himalayennes, on ne remercie pas mille fois quand quelqu'un vous offre à manger, on mange et le plus grand des remerciements est de terminer ce qui vous a été donné. Pas la peine d'en rajouter ! Pas la peine d'en rajouter ici non plus.

 

 

 

Pjesivac kula (près de Stolac) (Bosnie-et-Herzégovine) – Trebinje / Требиње (Bosnie-et-Herzégovine)

 

 

Départ en descente ce matin. Nous longeons très vite la nécropole médiévale bogomile de Radimlja. A ce que l'on nous en a dit, un des plus beaux sites historiques de Bosnie. Le bogomilisme fut rapidement considéré comme une hérésie par l'Eglise catholique. Pour faire simple, le bogomilisme était manichéen, c'est-à-dire qu'il considérait que le monde est gouverné par deux principes : le Bien et le Mal, Dieu et le Diable. Tout ce qui appartient au monde (y compris le corps et … l'Eglise !) est considéré comme l’œuvre du Diable et donc voué au Mal. Seule l'Âme est l’œuvre du Bien.

 

Pour terminer avec ce chapitre théologique, je rajouterai qu'il semblerait que les Cathares aient été influencés par les Bogomiles.

 

Traversée de Stolac.

 

La ville se montre beaucoup plus calme qu'hier soir, encore endormie certainement. Adel nous a prévenu : la route que nous allons emprunter à la sortie de la ville présente la côte la plus ardue de toute la Bosnie-Herzégovine. Rien que ça ! Malheureusement, pas le moindre nom de col à se mettre sous la dent, à rajouter à ma collection déjà bien fournie. Juste se souvenir que cette côte mène à Žegulja.

 

La route commence à s'élever, nous aussi !

 

D'après notre carte, à mi-pente, nous venons de repasser en Republika Srpska. La pente est rude, jamais moins de 9% avec quelques passages à 14%, et pas la moindre petite épingle à cheveux pour casser la monotonie de l'ascension. Route rectiligne. D'objectifs en objectifs, nous gravissons la pente : la barrière là-bas, le panneau, la petite aire de parking, le muret en pierre, …

 

Dernières rampes à 10% ! Žegulja, nous voilà ! Deux maisons habitées à gauche de la route, une autre en ruine de l'autre côté. On s'arrête pour savourer le fait d'être là, pour confronter nos impressions, pour lister les endroits du corps qui nous font mal, plus ou moins. Heureusement, ils sont peu nombreux !

 

Après la montée vient la descente (proverbe cycliste !). Celle-ci conduit à Ljubinje (Љубиње). En route, nous croisons un chemineau sosie quasi parfait de ... Jésus ! Dans la petite ville, chaque maison est entourée de serres dans lesquelles sèchent des feuilles de tabac. L'odeur est aussi envoûtante qu'entêtante.

 

 

 

Une nouvelle fois, nous profitons de l'hospitalité des pompistes pour faire le plein d'eau. Comment ferions-nous en France où les stations-services sont optimalement (pour tout tenant de la doctrine ultra-libérale qui mine nos vies) automatisées et donc froides, impersonnelles et ... désertées par les représentants de cette confrérie que l'on appelait pompiste? Au fait, quel pouvait bien être le féminin de ce terme ?

 

Au sol, dans la pelouse voisinant la station-service, je remarque une plaque bleue et jaune, une plaque de canalisation sur laquelle est inscrit : "мајевица – Бачка паланка" (Après quelques secondes de concentration, je déchiffre et transforme mentalement les lettres cyrilliques en : "Majevica – Bačka Palanka"). Pas de doute ! Cette plaque a été produite à Bačka Palanka, ville de Serbie à la frontière croate où nous avions campé au bord du Danube l'année dernière. Je me rappelle aussi de nos "voisins" de campings sauvages, jeunes hommes portant ostensiblement d'énormes couteaux à la ceinture et vêtus de treillis et de t-shirts noirs arborant l'aigle à deux têtes. Je me rappelle aussi de cette interpellation vers 4 heures du matin à travers la toile de la tente alors que nous dormions :

 

 

 

- Hey, wake up ! I want to talk to you !

 

- Huuuuuuuuuummmmmmmmmmm ?

 

- Yeah ! I hate all the sons of America !

 

- Huuuummmmm … We're tired and we're not sons of America !

 

- I also hate french, english, german, … people !

 

- ???????????????????????

 

- OK ! Have a nice trip and welcome in Serbia !

 

 

Un coup d’œil sur la carte me fait découvrir deux petits symboles de par et d'autre de la route dans environ 5 kilomètres : pas de doute, c'est un col. Je lis en italiques Vranjak et 585. Vranjak est son nom, 585 son altitude. Pas de quoi nous impressionner ou nous faire peur en tout cas, nous sommes déjà à environ 300 mètres d'altitude.

 

Chacun de nous deux monte à son rythme laissant l'autre à ses pensées et à ses souffrances. Demander à un compagnon de route si "ça va ?" est toujours bienvenu quand ... ça va. Dès que les difficultés se présentent, la question devient comme un révélateur, un miroir que l'on tend à l'autre. La réponse attendue induit un questionnement personnel dont on se serait bien passé :

 

- Finalement, je ne vais pas si bien que ça ... je ne vais même pas bien du tout !!

 

 

 

Alors, autant ne rien dire, ne rien demander au risque de passer pour quelqu'un de peu altruiste.

 

 

Agréable descente jusqu'à Ravno (Равно) où nous pénétrons dans une large vallée (Popovo Polje - Попово Поље) qui nous semble bien aride même si elle est parcourue par la rivière Trebišnjica (Требишњица). Cette rivière possède d'ailleurs la particularité d'être souterraine sur plus de la moitié de sa longueur. Autant dire qu'elle ne va pas nous être d'un grand secours dans notre recherche d'eau potable.

 

En effet, une quarantaine de kilomètres encore à parcourir, soit environ deux heures de selle, et ... nous n'avons plus rien à boire !

 

Pas une fontaine à l'horizon, quelques villages complètement déserts voire désertés ! La tension monte quelque peu ...

 

On pourrait bien arrêter une voiture ... s'il en passait une de temps en temps ! La route monte insensiblement, une petite chapelle au milieu d'un cimetière à droite. Un arbre magnifique arrose la route de son ombre. Un petit parking a eu l'idée géniale de s'installer juste en-dessous de celui-ci. Et un camping-car garé à gauche de la route. Sans trop réfléchir (mais un cerveau déshydraté le permet-il encore ?), nous stoppons là ... Pfffffff !

 

 

Notre éducation rigoureuse pour ne pas dire rigoriste nous empêche de nous ruer sur les occupants du camping-car en cherchant à leur voler le jerrycan qu'ils possèdent nécessairement ! Présentations, premières prises d'informations réciproques. Des Français qui refont, 33 ans après, le trajet parcouru ... à vélo dans les Balkans durant une année. Ils nous apprennent (même si l'on s'en doute un peu) que l'Albanie d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec celle d'Enver Hoxha, que les bouches de Kotor ressemblent à la Costa del Sol espagnole. Oh, non !!!! Pas ça !!!!

 

On s'approche petit à petit du jerrycan. Nous comparons nos expériences au sujet de la gentillesse des gens rencontrés. Toujours la même impression enchanteresse. On y va de nos expériences respectives.

 

- Au fait, en parlant de gentillesse ... On pourrait avoir un peu d'eau ?

 

 

On en reçoit plus que ne peuvent en contenir nos bidons. En exagérant à peine, nous pouvons enfin nous déclarer … sauvé.e.s !!!

 

Nous retraversons la route et, sous "notre" arbre à l'ombre salvatrice, commençons à grignoter ce que la chaleur étouffante nous autorise à avaler. On rêve de salade, de concombres, de taboulé frais et rehaussé de menthe, de sorbets multicolores, ...

 

On se contentera de boulgour, d'une tomate qui fait grise mine et d'un morceau de fromage, tout cela accompagné de quelques-unes des délicieuses galettes préparées par la maman d'Adel.

 

Un motard arrive au loin, ralentit et s'arrête juste derrière le camping-car. La moto est alourdie de sacoches, métalliques celles-la, pas comme les nôtres, et son pilote extrait du casque une tête au visage juvénile doté d'un regard épanoui. Nous retraversons la route pour l'entendre nous dire qu'il arrive ... d'Inde !!! Qu'il a traversé des villages perdus dans lesquels jamais aucun "Blanc" n'avait mis une roue. Qu'il est Viennois (de Vienne en Autriche, pas de Vienne dans la vallée du Rhône mais qu'importe d'ailleurs), aussi laissé-je Karin poursuivre la discussion en allemand.

 

Je reretraverse la route afin de poursuivre mon repas interrompu par cette arrivée tout autant inopinée que réjouissante.

 

Mais voici que Tim arrive lui aussi ! Tim, voyageur à vélo, en route pour un tour du monde démarré de chez lui, Rochester, Etat de New-York voici un an maintenant. Je n'arriverai donc jamais à manger ce midi !

 

On discute, on prend des photos. Finalement, on ne sait plus trop où donner de la tête !

 

Assurément, nous ne pouvions pas ne pas être là au milieu de nulle part, à discuter avec d'improbables aventuriers. Comme si un forum de voyageurs s'était spontanément organisé le long d'une route perdue de Bosnie.

 

Le "repas" (difficile de parler de "repas" en faisant la -petite - somme de ce que nous ingurgitons) "avalé" (tant bien que mal sous cette chaleur), nous reprenons la route. En fait, c'est plutôt elle, enrubannée de chaleur étouffante, qui nous prend pour le reste de la journée.

 

Un café-restaurant ombragé calé entre la route et un canal asséché dans le lit duquel paissent quelques vaches faméliques. Arrêt obligatoire … pour l'ombre, pour les boissons et pour les vaches peut-être ... Café bosniaque et Schweppes ! Le premier depuis des dizaines d'années en ce qui me concerne. Cela me rappelle des souvenirs oubliés, tellement oubliés ... que je ne m'en souviens plus ! Depuis une fenêtre du premier étage, un vieux monsieur ne cesse de nous haranguer dans une langue qui nous est évidemment inconnue. Par un mouvement rotatif de l'index au niveau de la tempe, la patronne nous fait comprendre ce qu'il est vraiment. Nous répondons aux deux par un sourire gêné.

 

Dernière descente sur Trebinje. Sur les hauteurs, nous apercevons quelques églises (ou monastères) orthodoxes dont les ors accompagnent en scintillant le soleil déclinant. Des norias remontent l'eau d'un ruisseau pour irriguer les cultures alentours.

 

Plus loin, une base nautique est aménagée sur la rivière. Justement ce qu'il nous faut pour évacuer le trop plein de chaleur, de kilomètres, d'émotions. Nos corps en surchauffe nous (me ? Karin a déjà plongé) fait trouver l'eau glacée ! Mais que c'est bon !!!

 

De nouveau propres et à température "normale", nous partons en quête d'un endroit où manger. Nous finissons dans une banale pizzeria servant de banales pizzas accompagnées de banales bières. Mais, nous sommes à Trebinje, et avons parcouru 1300 kilomètres pour déguster ce qui s'avérera toutefois un festin.

 

Propres, à température "normale" et maintenant repu.e.s, nous voici à la recherche d'un lieu pour dormir. En périphérie de la ville, Karin demande à des gens sur un balcon si nous pouvons installer la tente en bas de chez eux dans la pelouse. Conciliabule ... Réticents à cause de l'importante hauteur de l'herbe (quel tapis idéal sous la tente !!), ils finissent par accepter.

 

Alors que je m'écroule de fatigue, Karin choisit d'errer à la découverte de la ville : église orthodoxe riche en couleurs, vie nocturne endiablée aux sons discothèqueux où les chansons à la mode chez nous il y a dix ans le disputent aux morceaux de turbofolk (mélange toujours aussi indigeste de musique des Balkans et de disco).

 

Karin me racontera avec ravissement la dernière cigarette de la journée, au calme, sous la lune exactement, près du jet d'eau qui anime la Trebišnjica (souvenez-vous, c'est le nom de la rivière, pas celui d'une discothèque !).